Traduit par Isabelle Slinckx,
praticienne en Somatic Experiencing et adhérente de l’Apfse.

 

Les survivants sont critiqués parce qu’ils ne se battent pas

Interview de Stephen Porges

Le professeur de psychiatrie nous parle de la théorie polyvagale qu’il a élaborée afin de comprendre nos réactions au traumatisme.

Par Andrew Anthony, in The Guardian, 2 juin 2019

Stephen Porges : ‘Notre travail est d’ouvrir des pistes qui permettent d’amener un sentiment de sécurité.’

Stephen Porges est professeur de psychiatrie à l’Université de Caroline du Nord et scientifique émérite à l’Université de l’Indiana où il a créé le Groupe de recherche sur le stress traumatique. Il est principalement connu pour sa théorie polyvagale qui décrit la façon dont les expériences viscérales affectent le système nerveux et le comportement qui en découle. Il donnera un exposé le lundi 10 juin, lors du symposium Love vs Trauma de l’organisation Body and Soul à Londres, dont l’objectif est d’aborder les problématiques qui touchent les enfants en difficulté et le traumatisme. Peter Fonagy et Lemn Sissay seront également présents.

Comment expliqueriez-vous la théorie polyvagale à un profane ?

La théorie polyvagale se situe au carrefour entre trois branches différentes du système nerveux autonome, qui a connu une évolution des vertébrés très primitifs jusqu’aux mammifères. Et il est très intéressant de voir comment cette évolution s’est faite. Un système vraiment archaïque est d’abord apparu, qui est de faire le mort ou de s’immobiliser. Ensuite est venu un autre système : fuir ou combattre, qui est un système de mobilisation. Et en dernier lieu, avec les mammifères, est arrivé ce que j’appelle un système d’engagement social (ou interaction sociale), qui peut détecter des caractéristiques indiquant la sécurité et les communiquer aux autres. Si on crée un sentiment de sécurité, le système nerveux autonome peut aider à rétablir la santé. Quand il s’agit de faire face à une menace mortelle, la réaction la plus probable est de faire le mort, d’entrer en état de dissociation.

On entend beaucoup parler de l’instinct de fuir ou combattre mais moins de l’immobilisation.

Mais s’agit-il de la réponse la plus fréquente à une expérience traumatique? Oui, l’immobilisation est le point critique d’un vécu traumatique, menaçant pour la vie. Les thérapeutes spécialisés en traumatisme pensaient autrefois que le stress était une réaction de fuite ou de combat. Mais ce n’est pas ce que les survivants à des traumatismes décrivent. Ils décrivent cette incapacité à bouger, l’engourdissement du corps et une incapacité fonctionnelle. Et c’est ce que la théorie polyvagale décrit. Par conséquent, lorsque j’ai commencé à donner des conférences dans le monde du trauma, cette théorie a été perçue comme extrêmement attrayante parce que les survivants à des traumatismes disaient: “C’est ça que j’ai vécu”, alors qu’ils avaient été confrontés à un monde qui affirmait: “Ce n’est pas ce que vous avez vécu; pourquoi ne vous êtes-vous pas battu?”

La société valorise le combat, accepte la fuite, mais a tendance à stigmatiser l’immobilité. Est-ce juste?

Le terme le plus important ici est la “honte”. Les survivants sont montrés du doigt et accusés parce qu’ils n’ont pas bougé, ne se sont pas battus et n’ont pas fait d’effort. Il s’agit là d’un malentendu. C’est une explication qui pèche par manque d’information. En effet, le corps entre dans cet état et il devient impossible de bouger. La théorie polyvagale est attrayante parce qu’elle donne un sentiment de reconnaissance aux survivants, elle valide leur expérience. La survie est une expression du caractère héroïque de notre corps qui tente de nous sauver. Quelquefois il entre dans un état dans lequel il est impossible de bouger mais l’objectif est en réalité d’augmenter le seuil de la douleur et de nous faire paraître moins viable aux yeux du prédateur. Il y a eu de nombreux problèmes devant la justice quand une personne n’avait pas repoussé un prédateur. Et je pense que cela provient d’une mauvaise information sur la réponse de notre corps.

Quel est l’impact à long-terme des expériences négatives vécues par des enfants (Aces pour ‘adverse childhood experiences’)?

L’échelle Aces calcule l’exposition à des expériences négatives, comme l’abus, la négligence et les familles dysfonctionnelles. L’échelle Aces a été tirée des observations du Dr Vincent Felitti qui exerçait comme médecin aux Etats-Unis. En accumulant les connaissances sur le vécu de ses patients dans leur enfance, il a commencé à percevoir les liens existant entre des vécus précoces d’abus et la santé à long-terme. Les recherches ont confirmé que plus le score sur l’échelle Aces était élevé (exposition à un plus grand nombre d’expériences adverses, néfastes) plus il y avait de lien avec la longévité et quasiment tous les troubles médicaux graves, notamment les maladies cardiaques, les attaques, la maladie d’Alzheimer, le cancer et le diabète. Des estimations plus récentes ont établi un lien entre le score Aces et l’accroissement du risque de suicide, l’addiction et les troubles psychiatriques allant de trouble déficitaire de l’attention aux psychoses.

« Nous ne sommes pas des machines détachées des pensées
et des sentiments. Les chats tombent raides morts chez le
vétérinaire à cause de la peur et de l’incertitude »

Ce sont donc les évènements adverses qui sont la cause d’une réduction du bien-être?

Il faut recontextualiser la question et s’interroger non pas sur l’évènement mais sur la réaction ou la réponse individuelle. Notre société définit généralement le traumatisme par l’évènement alors que la vraie question critique est la réaction de l’individu. Il ne faut pas accepter la conclusion qui tombe trop souvent: “Si je peux survivre à cela et bien me porter, pourquoi pas toi?” Parce qu’ainsi nous commençons à nouveau à blâmer les survivants. Le point qu’il faut bien saisir est que quand quelqu’un a une réaction ou réponse à un traumatisme, le corps interprète l’évènement
traumatique comme une menace à sa vie. Le fonctionnement du système nerveux est alors largement reconfiguré, dans la façon dont il régule les systèmes physiologiques sous-jacents qui ont un impact sur le comportement social, les expériences psychologiques et aussi des implications physiques.

La prise en compte des Aces est-elle alors la mauvaise approche aux impacts sociaux?

Non, c’est une reconnaissance initiale très importante de ce qui se passe dans la vie d’innombrables individus. Mais cette reconnaissance n’est qu’un début. Parce que nous devons comprendre que les personnes réagissent différemment à un même défi physique. Et en se contentant de tenir compte du score Aces, on passe à côté de beaucoup de personnes qui ont des conséquences indésirables à des évènements que l’on pourrait considérer comme relativement mineurs. Nous constatons par exemple des recoupements entre des procédures médicales non souhaitées, comme la chirurgie d’urgence, et les conséquences du viol. Des parties similaires du corps sont impliquées et le corps peut vivre les deux situations comme des intrusions. Il est vrai que le modèle Aces ne prend pas en compte la chirurgie mais il n’en représente pas moins une première étape très importante et puissante.

Vous soulignez l’importance de lieux sûrs pour les personnes traumatisées. Comment mettre cela en oeuvre?

Que l’on parle de traitement médical ou de modèle psychiatrique, le contexte dans lequel le traitement est donné devient important du fait qu’il va laisser des traces dans le système nerveux, soit en le mettant sur la défensive soit en le rendant disponible au traitement. La première chose est donc de comprendre comment les corps répondent au contexte. Une personne qui est
dans la peur n’entre pas dans la salle d’opérations avec un système nerveux qui va coopérer et collaborer avec les procédures médicales. Nous ne sommes pas des machines détachées de nos pensées ou sentiments. En médecine vétérinaire, des animaux comme les chats tombent souvent raides morts dans le cabinet à cause de la peur et de l’incertitude. Nous travaillons donc sur la façon de donner des pistes pour créer un sentiment de sécurité.

La théorie polyvagale a fait des percées dans les traitements médicaux et psychothérapeutiques, mais comment l’utiliser pour influencer la façon dont les gens se traitent entre eux?

Lorsque notre société sera informée du fonctionnement du système polyvagal, nous serons fonctionnellement capables d’écouter et d’être le témoin d’expériences vécues par d’autres, nous ne les jugerons plus.

L’écoute fait partie de la co-régulation: nous nous connectons aux autres. C’est ce que j’appelle notre impératif biologique. Quand vous êtes au courant du fonctionnement polyvagal, vous avez une meilleure compréhension de votre patrimoine évolutionnaire en tant que mammifère. Vous commencez à être conscients de la façon dont l’état physiologique se manifeste, dans les voix et les expressions faciales, la posture et le tonus musculaire de base. Si de la vivacité est manifestée par la partie supérieure du visage d’une personne et que sa voix a une intonation modulée (c’est ce qu’on appelle prosodie), nous nous attachons à elle. Nous apprécions de lui parler, cela fait partie de la raison pour laquelle nous aimons lui parler – cela fait partie de notre co-régulation.
Lorsque nous sommes informés du fonctionnement polyvagal, nous commençons à comprendre non seulement la réponse de l’autre personne mais aussi notre responsabilité de sourire et de mettre dans notre voix des inflections qui aident l’autre à sentir la sécurité dans son corps.

 

Traduit par Isabelle Slinckx,
Praticienne en Somatic Experiencing et adhérente de l’Apfse